Sous un figuier kurde

Mes compagnons et moi débarquons à Sanliurfa le lendemain, en milieu de matinée. Le quartier kurde est sous surveillance, et des barrages militaires filtrent le passage dans les principales rues. On sent la ville en état de crise.

Notre hôte, Niyâz, est une veuve qui veille sur ce que la guerre a laissé de sa famille. Sa demeure, un refuge de vieilles pierres aux murs enduits de couleurs délavées.

Au milieu de la courette pavée pousse un figuier dont l’ombre, me dit la vieille femme, s’abaisse à l’heure de la fournaise sur la table où, depuis cent ans, on sert le çay. Trois gamines font résonner l’espace de leurs éclats, avant de débouler dans mes jambes. La veuve les présente comme ses petites-filles. J’apprendrai plus tard que leur mère est infirmière et qu’elle travaille dans une clinique du quartier.

Mon arrivée suscite les questions de la plus âgée d’entre elle, Sadiyaah. Le flot de ses mots est vif, ses idées crépitent. Lorsqu’elle s’empêtre dans ses propos, le rouge lui monte aussitôt aux joues. Elle se raidit, reprend le fil d’une voix plus ferme, et nous fixe comme si elle nous mettait au défi. Elle est pleine de l’orgueil de son adolescence. M’appelle « Keren », comme une soeur avec laquelle tout sera partagé. Mon pistolet, je le sais, fait luire son regard de bravache.

Notre conversation tourne bien vite autour de mon expérience de soldat. Elle me regarde comme si j’étais une héroïne couverte de bronze. J’essaie de tempérer ses élans mais rien n’y fait. Du haut de ses quatorze ans, elle martèle qu’il n’y a rien de plus sincère que le sacrifice patriotique. Ses paroles, je le sais, miment les paroles d’un père, d’un frère perdu au front. À ces voix fantômes la substance fait défaut. Elles sont une force en devenir qui méconnaît encore ses failles.

Je me sens obligée de faire la leçon à Sadiyaah, et notre discussion sur la meilleure manière de servir « la cause » me ramène à ma propre adolescence. Je n’avais, à l’âge de cette môme, aucun amour pour le drapeau ni le désir de servir. Pas plus qu’aujourd’hui. Je ne rêvais alors que de composer de la musique, et de m’enfuir en lectures. Israël me paraissait minuscule, ennuyeux et sans surprises.

Hazal, la mère, nous rejoint en début de soirée. Elle me met à l’aise par la simplicité de son caractère. Nous évoquons brièvement nos expériences de la frontière, et je me prends d’admiration pour cette petite femme qui a dû voir passer plus de morts que toutes les lunettes noires de la police turque qui occupent les rues de la ville. Je regarde ses mains de travailleuse, que le front syrien a épaissies. Les sillons d’un âge qu’elle n’a pas encore atteint, et les dorsales blanches des cicatrices, y dessinent une carte vivante des tragédies de son peuple. Et des siennes.

La nuit nous accompagne à présent. Des coups de feu retentissent au loin. Des sirènes hurlent.

Serrées tout contre l’arbre, mères, filles et veuves, nous chantons sous un carré d’étoiles au parfum de chèvrefeuille.

La vieille Niyâz a les paupières lourdes, mais elles lui font un sourire que ses lèvres ont oublié.

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