Cordoue, temps incertain

KEREN : Ami, quel est ton dernier souvenir ?
LE VAGABOND : Des chevaliers en armes qui traversent ce pont. Leurs bannières comme les ailes de grands oiseaux au-dessus des eaux du Guadalquivir. Les hommes de Dieu viennent avec la croix sur leur poitrine pour imposer la croix sur la cité.
KEREN : Où vivais-tu, quand tu étais aimé de tous ?
LE VAGABOND : Parmi Juifs et Musulmans. Nous étions en paix, alors.

Ce soir, je poursuis l’étude du Guide des Egarés, en compagnie de mon hôte. Mora, doux érudit au sang de Maure, m’a fait l’aumône de sa demeure et d’un repas. Cordoue repose dans des ombres d’ombres. Combien d’épaisseurs de nuit l’habillent quand la lune est au loin ?

J’entends qu’on prie, de l’autre côté du jardin. La fenêtre ouverte montre la silhouette d’un palmier. Au-delà des pierres de la maison, les heures s’allongent dans cette chaleur qu’on dirait à peine moins forte qu’en plein midi.

Mora et moi mangeons des choses sucrées, et des fruits qu’une femme au coin de la rue nous a vendus pour presque rien. Nous bavardons et travaillons. Laissons sur les pages de carnets un peu jaunes nos idées mal dégrossies.

Je retrouve dans cette demeure aux pièces de guingois, mussée contre la vieille synagogue, le plaisir de toutes les soirées passées à spéculer, dans toutes les cités du monde et des siècles. Mora pourrait être n’importe lequel de mes amis perdus. Avec une nostalgie que le vin creuse davantage, je songe à ce cortège de figures qui s’étire de l’autre bout du temps jusqu’à celui-ci.

Dans ma main, le verre de vin ne désemplit pas, mais l’ivresse m’est une alliée précieuse, quoiqu’un peu chagrine, peut-être. Elle élargit ma pensée, et je reconnais aussitôt son pouvoir. Je le retrouve, comme à chaque fois, inchangé. Voici qu’il délie mon esprit, rend ma bouche habile. Le texte de Ben Maïmon, je le scande désormais. Les mots ne me sont plus étrangers, ni même lointainement familiers. C’est la langue de ma mère, à nouveau, et je suis redevenu le poète aux cils noirs des jardins de l’Alquézar.

Je chante les rêveurs disparus d’Al-Andalus.

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