Dehors, les chiens

Dehors, dans l’obscurité velours, une menace passe dont Keren ne sait presque rien. Immobile, le soldat attend la parole du drone.

Des choses arpentent les plaines nues, se meuvent au fond de la nuit. Ce sont peut-être des hommes en armes, sans autre dessein que la mort, peut-être des machines nourries de protocoles de réaction, et bardées de feu.

Car le désert, dans ces parages, n’est jamais vide.

Eoin soupire. Fatigué de corps, l’esprit sec, mais heureux, semble-t-il. Il paraît en paix, à sa place ici comme ailleurs, alors qu’il n’a pour le protéger qu’un soldat de fortune et un drone à l’allure d’origami.

Keren s’est blottie sous une fenêtre crevée. Elle fume, à l’abri du mur de parpaings. Souffle la fumée par un trou de gros calibre. Son fusile d’assaut AR 30, calé sur bipied, tient en joue les étoiles.

Keren éprouve un réconfort inattendu, dans la veille comme dans le dénuement de cette nuit. Al-Zarwi s’est enroulé dans un duvet. Il dort sous l’aile protectrice du drone et sous la garde de Keren. Il goûte sans crainte à quelques heures de repos. L’aube venue, il quittera ses nouveaux compagnons avec la promesse de les retrouver à Amman, où il veut leur servir de guide.

Keren tourne son visage vers le ciel. Le drone-origami transmet ses observations à intervalles réguliers. Il raconte dans l’oeil de la sentinelle le royaume étroit sur lequel il veille. Son monde est fait de chiffres bruts et d’images à très haute résolution, et rien de ce qui bouge sous son vol muet ne peut lui échapper. Le drone voit et nomme. Catalogue, classe, réduit les intentions à des trajectoires possibles, à des indices de dangerosité. Il dissipe les interrogations avec le professionnalisme d’une intelligence toute entière vouée à des tâches précises et répétitives. Parfois, il s’adresse à Keren de cette voix détachée que l’on attend d’un programme débarrassé de toute possibilité d’affect. Même privé d’armes, il s’avère utile. Ses yeux voient plus loin que certains gros modèles militaires.

— Tu avais l’air triste quand nous avons trouvé les restes du Véloce.

Eoin s’est arrêté d’écrire. Keren sent son regard dans son dos. Elle épaule son fusil et fouille la rue à travers la lunette. Fantômes de phosphène à l’horizon. Elle retient une réponse, incertaine. Elle parle enfin.

— Les chiens me rendent triste. Souvent.

— Ça n’était pas un chien, tu le sais.

— Ça a peut-être cru l’être.

— Admettons que ce tueur à quatre pattes ait été un animal comme un autre. Pourquoi cet air navré ?

— Tu regardes les yeux d’un chien et tu y lis une double interrogation : fuir ou aimer.

— Tu crois vraiment que tous les chiens sont ainsi ? Angoissés par ce qui s’affronte en nous ?

— Oui. Je le sais.

— Il faut en avoir connu beaucoup, non ?

Il se moque, avec cette tendresse qui met des rondeurs au dialogue. C’est la magie de cet homme, se dit Keren. Mais elle ne s’y laisse pas prendre.

— Il m’a suffit d’une fois, tu sais, dit-elle en se retournant vers lui comme à contrecoeur. Mon unité effectuait une simple mission de reconnaissance sur un quartier de Gaza, dans le sud de La Bande, juste avant un pilonnage d’artillerie. Nous devions nous assurer que les habitants avaient évacué le périmètre. Bref, mes hommes et moi arrivons sur zone. Les rues sont désertes, si calmes qu’on s’attend tous au pire. Mais pas un méchant en vue, pas un civil qui s’attarde ou s’entête. Alors on se disperse, mais pas trop, on inspecte quelques entrées d’immeubles, on passe tout le décor de gravats aux optiques à large spectre, et on tend l’oreille. J’interdis à mes hommes de tirer pour « nettoyer », ou de crever les citernes d’eau sur les toits. Puis on envoie nos petits drones de couverture jeter un œil à l’intérieur, dans les étages, au cas où les elohim qui tournent à l’aplomb aient loupé quelque chose. Nos « hirondelles » passent par les fenêtres laissées ouvertes et nous balancent des images de pièces vides et d’armoires béantes. Même les tapis. Surtout les tapis. Plus rien.

— Et le silence…

Keren hoche la tête. Elle allume une cigarette. Eoin a attrapé son boîtier et a claqué trois clichés. Elle a l’habitude de ça.

— Au début, oui.

Elle balaie la poussière sur le rebord, la chasse dehors d’un geste, puis considère un bref instant le dépôt blanc au bout de ses doigts. Elle lève ses mains et joue sur le ciment une mesure. Puis elle se retourne à nouveau, pour mieux regarder son compagnon. Son visage mangé par la barbe paraît flotter au-dessus de l’écran de son portable.

— Puis ils se sont mis à hurler, d’un coup, comme ça. Les chiens. Il y en avait tellement, ameutés dans les arrière-cours, et d’autres qui filaient en hululant sur les friches, et ceux qu’on découvrait terrés dans les cages d’escaliers et dans les garages. Enchaînés, allongés, de très vieilles bêtes hâves, parfois. Je les regardais l’un après l’autre, certains si proches de moi que j’aurais pu les attraper au piège de l’amour des hommes. Tout le temps j’ai eu cette impression tenace que ces chiens hésitaient à attendre encore, comme s’ils étaient incapables d’imaginer que le cours des choses canines, leur existence banale de chiens domestiques, s’était interrompu comme ça, dans un bruit de moteur qui s’éloigne. Ils ne pouvaient pas sentir la guerre arriver, seulement percevoir l’imminence de la catastrophe sous la forme d’une inquiétude. Leurs maîtres étaient partis, comme ça, sans hésiter, fuyant les frappes aériennes, les laissant à l’ancre derrière eux. Et ces chiens… Je le sentais, tu sais, je le sentais vraiment : ils étaient là comme coupés en deux. Leur instinct devait leur gueuler quelque chose, comme de foutre le camp vers la mer et de se rouler en boule sous une barque de pêche. Ils attendaient pourtant, incapables de comprendre que ceux qu’ils aimaient sans réserve ne reviendraient pas les chercher. J’avais envie de les chasser hors de la zone, je me retenais de leur gueuler dessus, je voyais l’heure qui courait, l’approche du feu qu’on sentait poindre dans les consignes balancées depuis un lointain poste de commandement, dans les échanges de mes hommes rendus nerveux par tous les hurlements à la ronde. J’oubliai alors pourquoi j’étais là. Les chiens habitaient mon esprit de toute leur misère. Et à un moment, j’ignore comment, j’ai été certaine que cette déchirure qu’il ressentait était permanente. Que toute sa vie, un chien traîne avec lui cette angoisse née de l’incertitude de l’amour, et de la possibilité de le perdre. En fin de compte, je ne crois pas que nous méritions les chiens.

Eoin acquiesça. Garda un instant le silence, comme s’il craignait de tout effacer en parlant.

— Les Véloces sont des programmes de combat avec des corps de chiens, tu le sais, l’interrogea-t-il finalement.

Elle ne lui répond pas.

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